LYDIA TABARY TEXTES ASSOCIES A DES COMMANDES PUBLIQUES
LYDIA TABARY TEXTES ASSOCIES A DES COMMANDES PUBLIQUES
SENS DESSUS DESSOUS
Les femmes artistes ont - elles des choses à dire autrement que les hommes artistes ? Et si cet autrement existe, est-il formel ou sémantique ? Relève-t-il de la sensibilité, de la manière d’être, de la façon d’aborder le monde, le rapport aux autres et à soi-même ?
Ou bien, ont-elles simplement été exclues pendant des siècles des domaines de la création et de la recherche, en raison de l’organisation sociale, et plus particulièrement familiale, comme des préjugés sur lesquels celle-ci s’appuyait tout en contribuant à les maintenir et à les reproduire ?
Cette problématique qui semble sous-jacente au projet «120 ans, 120 femmes», simple commémoration du premier salon consacré aux femmes artistes, m’a semblé intéressante et c’est avec beaucoup de plaisir que je participe à cette manifestation dans le cadre de l’exposition «Terre intime», programmée à l’école d’art de Calais.
En réflexion sur les « bazars intérieurs » depuis près de deux ans, bazars, dont la perception est peut-être proprement féminine, j’espère que mes travaux nourriront la réflexion engagée.
L’interrogation portant sur l’image traditionnelle de la femme au quotidien, je présente un quadriptyque qui s’intitule « Sens dessus dessous ».
Il n’y a pas à proprement parler de narration dans ces dessins. Ils ne racontent rien. Mais rassemblés, ils donnent à percevoir, à travers des espaces-temps tracés et mis en couleurs, ce qui demeure invisible dans la réalité : l’étant féminin.
Ancrés dans l’histoire universelle de la femme, ils la font resurgir, remonter à la mémoire, sortir de l’ombre à la lumière des objets concrets. Une histoire tellement banale (sexualité, reproduction, éducation, consommation, gestion et entretien du quotidien) qu’elle fait partie de toutes les représentations humaines.
Or ces espaces-temps ne sont pas linéaires : ils coexistent dans l’étant de la femme, l’habitent et le configurent, le modèlent, l’organisent. D’où la nécessité de leur vision simultanée qui donne accès à la dimension historiale de l’activité féminine.
Rien n’empêche bien sûr de s’approcher et de disséquer ces dessins pour s’embarquer dans la ballade qu’ils offrent, chacun différemment. On trouvera là, inscrits dans le désordre des objets, tous les gestes, actes, choix, accidents produits par des interventions humaines : celles des hommes, des enfants, des amis, des parents et de la femme elle-même. On trouvera là des univers où tout s’est passé et continue à se faire, à se reproduire, à se modifier, à se défaire, éternellement.
J’aurais certes pu choisir de dessiner des espaces-temps où les mille objets accumulés étaient chacun à leur place, rangés. Mais dans ce cas, je n’aurais pu donner à percevoir l’étant, ce qui se pense et se vit pêle-mêle, ce que je sens initial : le bazar.
Le bazar en soi comme à l’extérieur, bazar qui mobilise, appelle l’action et qui toujours, en l’obligeant à prendre en compte les autres, l’environnement, renvoie la femme à elle-même, exige qu’elle accepte, s’adapte, s’oppose, lutte, renonce, s’échappe, mais toujours se transforme.
Il n’y a pas d’échappatoire possible.
La vérité est là, dans le bazar et dans l’ordre qu’il donne à imaginer, à projeter. Un ordre nécessairement inscrit en lui, qu’il porte avec lui, comme son autre face, son double contradictoire, son projet inavoué.
La femme se construit avec cette double image. Sa vie en est intimement imprégnée depuis la plus petite enfance. L’ordre, pour elle qui a appris à ne voir que le désordre et à y remédier, demeure une chimère. Elle doit donc trouver son ordre dans le désordre même, là où les autres ne le voient pas et surtout, ne l’attendent pas ; là où les repères sont absents, là où il faut créer, se trouver, se distinguer, s’affirmer en respectant ses propres impulsions, intuitions, raisonnements. Elle ne peut être qu’en recherche d’un autre ordre, à inventer.
Ces dessins appartiennent à une série nommée « bazars intérieurs », traitant de « paysages quotidiens ».
Le quotidien s’exprime par une multitude de détails. Il se construit et se renouvelle, par morceaux, bribes, petits riens qui s’ignorent ou importent, s‘ajoutent, s’amoncellent ou s’isolent. Il est perçu, par des regards qui se perdent, se figent ou parcourent les espaces. Il est plein de bazars en tout genre, que l’œil reconnaît, déconstruit, invente. Certains lieux sont plus aptes et certains moments plus propices, pour réunir tous ces mouvements, ces énergies, rassembler toutes ces contradictions, toutes ces couleurs qui s’entrechoquent, toutes ces lignes qui s’entrecroisent.
Dans cette série de dessins, les objets existent dans un espace-temps particulier. Ils cohabitent sans faire de bruit, sans appeler aucun jugement. Ils révèlent des états, des atmosphères, des lumières et leur multitude rassemblée est indice : indice architectural, géographique, paysager, social, économique, historique, culturel, matériel ; indice de goût, de choix, de vétusté, de nouveauté. Indice du temps présent qui se pose ou passe, comme de tous les oublis, absences, relégations qui le marquent.
Seuls figurent des choses, des objets, des matériaux, des vides et des pleins. Pas âme qui vive dans ces espaces-là, mais une activité en creux, une essence humaine révélée par la seule présence des objets. Les choses sont toujours en «transit » et éphémères. Elles donnent néanmoins à voir une « organisation » et recomposent des paysages intimes, réceptacles de nos projections.
Ma fascination pour tout ce qui relève du bordel, du déséquilibre, du mélange, du mixage correspond à l’évidence au sentiment que la vie n’est perçue dans ce qu’elle est vraiment, qu’à travers ces étranges amalgames, ces agglomérats ponctuels, accidentels, qui nous livrent la perception de l’espace et du temps qui passe. C’est de cette vision qu’émane l’idée d’un ordre.
Pour cette exposition anniversaire, il m’est apparu que rien n’avait plus de sens, par rapport à la vie de la femme, que ces ensembles d’objets réunis, par hasard et nécessité, « c’en dessus dessous », sans dessus ni dessous, mais toujours tellement présents, dans un espace-temps éternellement donné, qu’ils énoncent et dénoncent ce qu’on ne veut toujours pas voir.
Lydia Tabary, le 11 mai 2004
Sens Dessus Dessous, 2004