LYDIA TABARY                                                                                                                                             TEXTES LIES A UNE TECHNIQUE

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Peindre sans matière


L’image numérique, comme la photographie en son temps, n’a pas bonne presse. Pourtant, nous savons aujourd’hui que la photographie n’est pas de la peinture au rabais, pas plus que la télévision n’est du cinéma en réduction. C’est une autre image.

Il en est de même pour l’image numérique, d’autant plus “autre” qu’elle est immatérielle lors de sa conception. Bien qu’elle prenne, pour l’œil qui regarde l’écran de l’ordinateur, l’apparence d’une icône, elle n’est qu’informations quantifiées, matrice de nombres modifiables à volonté et à l’infini : l’image numérique est une entité de couleurs de nombres, un ensemble de rapports entre des pixels.


Son immatérialité première la rend-t-elle plus mensongère que la peinture ou moins indicielle que la photographie ?

Certes, elle n’est plus la copie d’un objet antérieur (le fameux réel référent de la photo) ; certes, elle n’a pas de corps alors que la peinture est matière, mais elle peut intégrer du réel référent analysé comme elle peut s’incarner dans un objet matériel : tout lui est possible ou presque, tant au moment de la conception que de la concrétisation.


Concevoir une image numérique ne signifie pas s’impliquer dans des opérations de calcul, des combinatoires de paramètres qui neutraliseraient tout acte spontané, impulsif ou émotionnel. L’ordinateur et les logiciels utilisés sont des outils de travail et non des machines et des programmes doués d’une capacité de création. Un logiciel ne créé rien : il offre une palette de possibles dans laquelle il convient de puiser ce qui est nécessaire à la réalisation virtuelle d’une image, en tenant compte des contraintes propres à la concrétisation ultérieure de celle-ci.

J’ai souvent entendu dire, et Régis Debray en parle notamment dans “Vie et mort de l’image” (Gallimard, collect. Folio/Essais, 1994), que l’image numérique était une création collective, industrielle, presque anonyme...


A-t-on déjà dit en regardant un tableau peint à l’huile qu’il est autant le produit des fabricants de peintures et autres adjuvants, de toiles, de châssis, de pinceaux, voire de cadres, que l’œuvre du peintre ?

Pourquoi en irait-il différemment de l’image numérique ?


La complexité de l’outil et le fait qu’il soit, lui, le produit d’un cerveau collectif associant le chercheur, l’ingénieur, le technicien..., n’enlève rien à la capacité de création de son utilisateur : in fine, c’est toujours l’artiste qui créé une image singulière, celle qu’il a su et pu concevoir avec les outils qu’il a choisi d’utiliser. La maîtrise technique est dans tous domaines un passage obligé pour accéder à une certaine liberté de création. Mais il n’est ni plus ni moins difficile de maîtriser l’usage des outils informatiques que les techniques picturales ou photographiques. L’important pour le créateur est de choisir la technique la mieux adaptée à son imagination, à ses intentions et à ses capacités.


Chaque nouveau matériau ou support a engendré des innovations artistiques, pourquoi n’accepterions-nous pas que l’ordinateur suscite à son tour des innovations dans ce domaine ?

“Ici comme ailleurs, il n’y a de nouveauté qu’en rétrospective. (...). La frontière entre deux âges du visible est rarement visible.” (op.cit. p 377).

Mais d’ici quelques années....


Le paradoxe de la peinture numérique


Quand on est peintre on ne peut accepter que le cerveau se déconnecte de l’œil.

En tant que conceptrice d’images numériques, je ne me renie pas comme peintre : la pensée et les tâtonnements de la composition, le choix des couleurs ou de la largeur de tel ou tel trait, la qualité des contrastes, la saturation des couleurs ou leur luminosité, font l’objet d’autant de choix qui s’opèrent librement au cours de l’élaboration du travail.

En outre, ce travail débutant généralement sur une page blanche à peine esquissée, je me situe davantage dans la création ex nihilo que dans la reprise ou l’adaptation d’images préexistantes, sauf quand je les prends (photographies) moi-même préalablement ou quand j’intègre les œuvres d’autres auteurs dans mon travail (série des portraits).

Enfin, je n’utilise que des “pinceaux” de diverses tailles et de la “couleur” et n’hésite pas à intégrer les imprévus, les “accidents” gestuels, tout aussi fréquents avec la souris ou le stylet qu’avec un vrai pinceau.


Ainsi, la création d’une image numérique n’est pas le fruit de calculs préalables et fastidieux mais le résultat d’un échange constant entre une volonté, un désir, une intention et l’aptitude de l’outil (aussi complexe soit-il), à répondre aux impulsions, toujours gestuelles, qui lui sont données au fil du travail : il y a encore une belle part de hasard dans le résultat obtenu avec les nombres.


La “peinture numérique”, telle que je la pratique, est d’un coût un peu plus élevé que la peinture à l’huile : le temps comme l’argent gagnés au moment de la conception de l’image par l’absence de séchage et d’investissement en matériels de fabrication (une fois  le matériel informatique amorti, cela va de soi), sont largement reperdus au moment de la concrétisation du travail sur des supports adéquats pour en faire un objet visible, exposable et commercialisable.


Pourquoi avoir substitué la “peinture numérique” à la peinture à l’huile si le travail demeure proche de celui du peintre et si son coût est moins avantageux ?


Je dirai volontiers que cela s’est imposé. J’ai commencé à utiliser l’ordinateur pour réaliser les esquisses de mes peintures. Mon travail pictural, essentiellement composé de trames et de masses en à-plats, a trouvé dans la technique numérique un moyen d’expression particulièrement adapté au rendu que je cherchais : matière lisse, plate, dense mais sans vibrations de texture. La froideur et la distance que je mettais dans mes compositions morcelées se retrouvaient là de façon immédiate : d’abord, sur l’écran de l’ordinateur à travers l’immatériel portant en soi sa lumière, et ensuite, dans le montage des tirages sur papier mat épais, mis sous verre et encadrés (nouveaux écrans).

Peu à peu néanmoins, j’ai pris d’autres distances avec la peinture. Si pendant quelques temps j’ai imité en numérique ce que je faisais en peinture (l’inverse pourrait aussi se produire), aujourd’hui, je ne saurais plus peindre à l’huile ou même à l’acrylique ce que je fais en numérique. L’intégration du dessin dans la masse, du trait dans la couleur, se font d’une façon trop précise pour l’ordre pictural matiériste. Par ailleurs, l’usage de plus en plus fréquent (depuis la série des portraits) des transparences et superpositions est aussi favorisé par l’existence des calques. Ce type de travail est donc propre à la technique que j’utilise et ne pourrait être réalisé aussi simplement et efficacement avec d’autres matériaux et outils.

Enfin, ce mode de création présente l’avantage de la reproductibilité des œuvres en de multiples formats et sur différents supports.


Démarche plastique


Sans thématique obsessionnelle et n’ayant pour limite que mes inconnaissances et insensibilités, je puise mes idées dans la vie sous toutes ses formes, latitudes et temporalités. En cela, je ne peux dénier à ma pratique plastique un certain caractère intuitif, voire inductif. Mais ces idées, traitées comme sujets, sont plus des prétextes, des préalables conceptuels et sensibles qui motivent l’acte de peindre, que l’enjeu de ma peinture. C’est davantage dans l’élaboration de la forme picturale et dans son évolution que se joue ce que je considère être à la fois ma démarche plastique et mon engagement social.


Un mot sur cet “engagement” : je n’ai pas la prétention de changer le monde avec ma peinture. Cependant, je considère que la pratique plastique, en tant que pratique productive, est impliquée dans les processus de cognition et dans toutes les relations de l’individu à son milieu (environnement, époque). Elle doit donc pouvoir en rendre compte avec ses arguments et en révéler les aspects inaccessibles à d’autres disciplines et notamment à celles qui utilisent le langage linéaire, toujours trop imprécis pour restituer les perceptions globales.

Cette aptitude des œuvres plastiques à se poser en propositions totalisantes capables de modifier les perceptions, les conceptions, bref, les manières de penser le monde, leur confère une efficience sociale particulière. En ce sens, toute démarche plastique constituant une pensée singulière et cela, indépendamment des “sujets” traités, porte en elle l’engagement social de son auteur.

A cet égard, la traditionnelle distinction entre l’art abstrait et l’art dit “figuratif” sème la confusion. Quels que soient les formes de représentation (toute image, toute action relève de la représentation) et les procédés techniques employés, ce qui importe, c’est comment une pensée globale se révèle à travers l’équilibre particulier des composantes plastiques d’une œuvre et en quoi, par le bouleversement de nos propres constructions mentales, elle est porteuse de nouvelles énergies. Ce sont ces énergies que suscite la rencontre avec l’œuvre d’un auteur qui non seulement justifient l’engagement social de celui-ci mais, d’une façon générale, fondent la nécessité de l’art dans les sociétés humaines.


Appréhendant le monde actuel comme une entité complexe où s’affrontent et se conjuguent des processus d’uniformisation et d’individuation, je m’intéresse essentiellement aux rapports que ses composantes concrètes ou idéelles entretiennent entre elles. Ce sont ces relations, par lesquelles se manifestent les principes fondamentaux de la vie des organismes de toute nature, que je tente de traduire de façon synthétique.

L’adoption d’un système de composition basé, soit sur l’association de trames irrégulières structurantes et de masses librement morcelées à connotations figuratives, soit sur l’emploi systématique des superpositions et transparences qui empêchent une perception univoque de l’image proposée, sert ce propos.


Présence plus ou moins ténue d’un réel dématérialisé, la figure recomposée s’érige ici en clef des sentes imaginaires qu’ouvre le jeu abstrait des cellules colorées dont les juxtapositions, exclusions, inclusions, articulations, imbrications, interactions, oppositions, différences ou similitudes, peuvent se combiner et se décliner à l’infini. Ce système de représentation, s’il n’exclut pas le symbolisme du sujet, privilégie celui de la forme picturale par laquelle il s’incarne. De ce déséquilibre entre la singularité des thèmes figurés (très variés) et la relative uniformité de leur traitement plastique (fortement systématisé) naît la cohérence globale de mes travaux.


mai 2002 - Lydia Tabary                                                                                                                                                  

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Peindre sans matière - 2002