LYDIA TABARY                                                                                                                                       TEXTES ASSOCIES A DES OEUVRES

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« Macula : de l’art rétinien ? » - 2008



Voir, y voir clair. Un œil peut perdre sa clairvoyance. La vision s’abîme, les lignes s’entrelacent, tout converge en un sombre lacis qui fait tâche. Le paysage se déglingue et se tord, les lettres se mélangent, les visages se recroquevillent, les masses s’ouvrent, béantes : à toute chose, il manque un morceau.

Déchirure. Déchirure de la macula sous la traction du vitré qui se rétracte. Urgence : trou maculaire bordé de lambeaux. Trou noir absorbant l’autour. À la vision tronquée et floue de l’œil handicapé répond l’imprécision de l’autre dont le cerveau ne sait plus interpréter les informations : le relief et les distances s’estompent. Pourquoi cet abandon des organes de la vision? Y aurait-il un refus de choses essentielles ?


La micro chirurgie opère. Trois trous dans l’œil, membranes rétiniennes délicatement pelées, vitré aspiré puis remplacé par un gaz liquide qui laissera place à l’humeur vitreuse reconstituée : le tour est joué. Enfin presque. Sans douleur, trois semaines à regarder le sol, dormir à plat ventre, ne jamais lever les yeux, vingt deux heures sur vingt quatre. Pour qui a toujours regardé le monde en face sans baisser les yeux et ne connaît pas l’humilité de la prière, la posture est pénible : soumission aveugle. La révolte gronde, monte comme une marée d’équinoxe, rapide, intempestive. Tirer parti de la situation devient vital. Des feuilles blanches s’étalent au sol pour recevoir les éjections ou déjections de petits flacons d’encre et les empreintes de crayons et fusains. Tâches ou éclaboussures, griffes rageuses ou fines traces : la pensée visuelle ravie, prend corps.


À l’extrémité de ce corps penché, plié, la main se promène, hésite, lâche du liquide, le frotte, écrase les mines, les balaie. L’œil unique se montre infiniment précieux. L’autre, huître sombre bordée de noir, suit le travail en cours. Allégresse! Il ne renoncera pas : mêlant ses efforts aux parfums d’encre et de graphite qui occultent un flot d’angoisses inavouées, il s’entraîne déjà.


Les dessins s’accumulent, les références agonisent. De nouvelles forces s’esquissent, échos d’une pensée temporairement stigmatisée.


Au siècle dernier, l’art rétinien (Duchamp), pictural notamment, était fortement critiqué. Je me suis toujours insurgée contre l’idée d’un art qui ne serait que rétinien : le pictural quel qu’en soit son aspect, comme tous les arts, touche le cérébral ; exhorte à dépasser le sensible pour pénétrer les structures inaccessibles du réel. Cette invitation passe par un élargissement constant des formes de création, œuvre collective d’innombrables générations d’artistes, et simultanément, par une modification incessante de nos capacités d’appréhension du monde, dont nos aptitudes rétiniennes.


Les dessins intitulés « macula », dénués de séduction plastique, constituent pourtant une escapade vers un art rétinien, au sens propre du terme cette fois (issu d’une lésion de la rétine) : ils évoquent un espace-temps personnel déconnecté où, d’un lit de tensions, ont émergé de nouvelles énergies, appelant d’autres intentions.


septembre, Lydia Tabary

Techniques graphiques traditionnelles 2000 - 2009 - Macula 2008 TECH_GRAPH_TRAV_REC_2008_-_2009_.html

« Macula : de l’art rétinien ? » - 2008