LYDIA TABARY                                                                                                                               TEXTES  REFLEXIONS TRANSVERSALES


La grille et la cadrature de l’image


Parmi les interrogations que soulève mon travail, se trouve la question du découpage de l’image produite et de l’assemblage de ses morceaux mis dans des cadres sous verre, en un tout formant une grille.


Cet usage de la grille dans mes travaux n’est pas récent. Dès les années 80, quand je peignais à l’acrylique ou à l’huile industrielle, j’employais une pâte élastomère en colombin pour structurer la surface peinte : des entrelacs de lignes courbes au relief accentué la morcelaient.


Plus tard (années 90), j’ai beaucoup peint à l’huile classique sur des cartons ou de petites toiles. Ces travaux, conçus individuellement mais autour d’un même thème, étaient ensuite réunis pour composer un travail complexe (plusieurs unités). “La croix de peinture pour tout le temps Condor” ou “Le Bouc émissaire” (travail essentiellement photographique) sont de bons exemples de ces “ensemblages” (et non assemblages) où les unités peintes n’étaient pas les morceaux d’une image mais diverses images “ensemblées”. Ces pièces prenaient place dans des cadres de formes et dimensions différentes qui, réunis, constituaient une structure particulière.


D’autres travaux se construisaient d’emblée sur le mode de la grille, comme Pouvoir, 1991 et Entre deux feux , 1992. La série des déconstructions des mêmes années résultait de la destruction d’un ou plusieurs tableaux, proprement mis en morceaux, puis de la reconstruction organisée d’un nouveau tableau fait parfois des restes de deux ou trois autres. Cette recomposition respectait aussi l’orthogonalité.


Par la suite, les distances prises avec les cadres, m’ont conduite à introduire la grille dans la peinture elle-même, en recourant à des fonds composés de bandes parallèles horizontales ou verticales et parfois orthogonales (peintures de la fin des années 90). Sur ces trames géométriques, plates, dotées de peu de matière et où se confrontaient des couleurs unies, étaient plaquées des masses colorées de formes multiples qui, chevauchant les bandes, composaient une ou des figures morcelées.


Ce qui m’intéressait dans cette organisation, ce n’était pas la représentation d’une quelconque figure mais ce qui se passait entre les trames et les masses : l’image globale proposait une lecture ambiguë entre ce qui reconstituait la figure (les masses dissociées) et le fond tramé, a priori neutre, “sans histoire”. En fait, les bandes perturbées par les taches de couleur perdaient leur neutralité, formaient des espaces complexes aux contours dessinés qui rythmaient la surface et apportaient un sens différent au travail : les relations, les interconnexions entre la multitude des masses posées pour “constituer” la ou les figure(s) et les vides remplis par les bandes, dérangeaient, voire occultaient la représentation, accentuant ainsi la dimension abstraite du travail.


J’ai conservé ce mode d’approche (trames et masses) pendant quelques temps, y compris lorsque j’ai abandonné la peinture à l’huile pour la peinture numérique (courant 2000). Cependant, j’ai rapidement introduit dans mes travaux des éléments plus graphiques, des “perturbations” qui appelaient une troisième lecture et, simultanément, unifiaient la surface.

Vite lassée de la répétitivité du système de composition que j’appliquais sans parvenir à cette troisième dimension que je recherchais, je suis revenue à la proposition initiale en éliminant les trames géométriques dans le travail et en réintroduisant une grille, la plus neutre possible (pas de jeu de couleurs, intervalles réguliers) par le morcellement de l’image produite et sa “reconstruction” grâce à l’assemblage (et non l’ensemblage cette fois) des morceaux qui la composaient, chacun d’eux étant placé dans un cadre sous verre.


Cette option m’a très vite amenée à des compositions plus complexes et ce d’autant plus que le morcellement non orthogonal des figures, principe de “représentation” auquel je me réfère encore, pouvait être obtenu par le jeu des transparences en superposant deux ou plusieurs images.


Ce qui se passait avant entre les trames et les masses de la figure morcelée, se joue maintenant entre des images qui, individuellement, renvoient à des référents radicalement distincts (lisibilité) mais qui, associées, constituent une autre image, la seule visible, où tous les éléments initiaux de composition demeurent présents. Les éléments plastiques (lignes, masses, couleurs) comme les dimensions symboliques des icônes de référence (figure/sujet) restent sous-jacents tout en changeant de nature, en fonction de la manière dont ces dernières s’articulent et dialoguent. Les aplats, toujours impeccables, font exister des espaces-temps, des “couches” qui se révèlent ou s’estompent, à la manière des “couches de mémoire” : mémoire des couleurs perdues et pourtant tangibles, mémoire des lignes rompues qui pourtant se poursuivent, mémoire des masses éclatées, pulvérisées parfois mais pourtant intactes, mémoire des symboles déchus, brisés, démantelés mais pourtant présents, rappelés.


Les séries des “Portraits d’auteurs” et des “Imagerie mythique” fonctionnent pleinement sur ce mode.

Dans la première, l’auteur choisi est toujours présent en tant que personne représentée (portraiturée) mais également à travers l’une de ses œuvres (ou un extrait de) revisitée. Son œuvre le contient autant qu’il la contient et l’ensemble véhicule aussi mes propres représentations de ces deux éléments dans un contexte culturel et artistique situé.


Dans la seconde, ce sont les  mythes religieux ou profanes qui sont conviés à travers certaines de leurs anciennes représentations (exemple Michel-Ange pour “le péché originel”), celles-ci étant réinterprétées selon mes propres projections des mythes ciblés et du contexte actuel.

La troisième “Actualités” ne reprend ni ne fait référence à aucune représentation préexistante mais s’ancre dans des événements du quotidien mis en relation avec des expressions corporelles et des éléments naturels ou fabriqués.


Le point commun de ces trois séries en cours, est la volonté de mettre à jour les liens qui se tissent entre le passé et le présent, entre la vie, la mort et leurs représentations, entre ce qui a été acte et ce qui en est le souvenir.


Dans ce nouveau système, la grille que forme les cadres devient une véritable grille de lecture : la circulation du regard d’un espace à un autre renvoie au tout et vient ainsi contrebalancer le trouble de perception qu’induisent les reflets sur le verre. La vision globale du travail, perturbée par les reflets qui apportent une autre “réalité” (celle du concret extérieur) et jouent avec l’image, en sondent les résistances, s’impose néanmoins grâce à la grille qui en coordonne la surface, la cerne et la discerne, obligeant le regard à la parcourir et à la pénétrer comme on observe et scrute un espace étranger, obscur.

La grille appelle l’extérieur et l’intérieur à communiquer, se pose comme un entre-deux, un passage, une liaison. Mais elle ne travaille pas seulement en profondeur : se livrant simultanément comme un entrecroisement de lignes qui pourraient se prolonger indéfiniment et comme un cadre, elle incite à voir l’image comme une parcelle d’un ensemble plus vaste, un morceau arbitrairement choisi parmi une multitude d’autres possibles.


Ce faisant, la grille des cadres structure un espace à part où, s’il ne peut être question de représenter le réel, trop vaste et trop complexe, il est à la fois possible d’en connoter certains aspects, de l’enrichir par l’expression et la concrétisation d’une nouvelle pensée globale (création d’une image) et de le modifier par la présence particulière de l’entourage (regards, pensées, cultures, perceptions et émotions mêlées) que suscite la mise en œuvre et en scène d’un travail artistique.


Cette présence toujours située, circonscrite et inscrite dans le temps et l’espace, spécifie pour moi, la fonction de l’acte artistique. Elle est elle-même le résultat de l’assemblage à la fois intentionnel et fortuit des éléments qui meuvent les composantes du monde, les relient entre elles et au mouvement universel, assemblage que je désigne comme la “cadrature” de l’image (et par extension, de l’art).


La grille, à laquelle bien des artistes ont eu recours de façon plus ou moins directe ou momentanée au cours du XX ème siècle (Malévitch, P. Mondrian, les cubistes, De Stijl, R. Ryman, J. Johns, J. Albers, A. Martin, Sol LeWitt, F. Stella, F. Morellet, etc.), demeure à mon sens aujourd’hui une entrée pertinente de cette “cadrature” de l’image.


Rosalind Krauss, s’est amplement penchée sur la question de la grille et notamment sur la rupture que représentait son usage dans l’histoire de l’art (cf. “Grilles”, in  “L’originalité de l’avant -garde et autres mythes modernistes”, ed. Macula, 1993).  Sans vouloir théoriser sur ce sujet, je dirai simplement que si R. Krauss, lorsqu’elle analyse le fonctionnement et la nature de la grille dans le champ général de l’art moderne, observe qu’il s’agit d’une configuration répétitive, peu susceptible de “développement” et suggère qu’il faut l’appréhender en termes d’étiologie plutôt que d’histoire (recherche de ses causes plutôt que de son évolution), c’est parce que la grille n’est pas une “forme” susceptible de se dénaturer (de se trans-former) mais une figure rigide, insensible et simple, réduite à ses propres coordonnées. Elle se présente donc davantage comme un accessoire de composition autorisant la déclinaison de multiples paradigmes plastiques et esthétiques, voire comme le révélateur de ces derniers, que comme une “forme” à décliner.


Outil de conception d’une pensée plastique structurelle, paradigmatique et non linéaire, la grille n’a pas à se développer elle-même,  mais permet justement, par sa relative stabilité et sa qualité de modèle, de sonder d’autres paramètres. Ainsi, plus ce qui est donné à voir (ou à entendre, ou à percevoir) est complexe, plus il est nécessaire de disposer de cadres, de fils conducteurs, d’interfaces, d’espaces de distanciation, d’éléments d’analyse. La grille joue ce rôle sur deux plans : celui de l’élaboration et de la présentation de l’œuvre par son auteur (structuration, fonctionnement) et celui de la perception et de la compréhension de ce qui est donné à voir (approche, par le regardeur, de la pensée globale que constitue une œuvre d’art).


L’usage que je fais de la grille correspond à une double intention : inscrire mes recherches plastiques dans un système qui m’oblige à explorer les paradigmes d’un nombre restreint de paramètres (l’élimination de la dimension “matière” va pour moi dans le même sens), et en exposer les résultats de telle manière qu’ils contiennent en eux-mêmes de quoi assurer l’interface entre l’émetteur et le récepteur.


Si, comme je le crois, le domaine artistique n’a pas d’origine logique, pas de valeur ni de portée intrinsèque, et c’est ce qui le distingue des sciences, il n’a que faire d’une épistémologie. Par contre, il n’est jamais inutile de chercher à comprendre, non pas l’acte créateur qui se dérobe, toujours impalpable, mais les conditions dans lesquelles il se produit et se régénère. Passer par la grille qui ouvre, entoure ou ferme cet espace à part, qui le manifeste, relève de cet effort de compréhension.


Septembre 2002 -  Lydia Tabary



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La grille et la cadrature de l’image  - 2002